Les touristes veulent toujours aller là où il n'y en a pas.
“Les Samis sont la dernière population aborigène d'Europe. La façon dont on les traite et dont on traite leur culture et leur histoire, en dit long sur notre capacité à appréhender notre histoire.”
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Culture Sámi : découvrez le Yoik, ce chant autochtone d’une grande puissance invocatrice
À l’occasion de la Journée Internationale des peuples autochtones du monde entier, la rédaction de Cheminez vous invite en Europe du Nord pour découvrir les Sámi et leur chant traditionnel, le yoik, qui témoigne de leur lien profond avec la nature et leur environnement.
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La différence souvent faite entre les « chanteurs à texte » et les « chanteurs à voix« , et la supériorité supposée des premiers sur les seconds, en dit long sur le rapport que la chanson occidentale entretient avec le langage. Une chanson doit avoir du sens, qui avec la musique parviendra à émouvoir et révolter, faire rire et faire pleurer. Mais la découverte du Yoik, ce chant autochtone Sámi ignoré du reste du monde occidental, vient bouleverser notre conception des liens entre chant et langage.
Qui sont les Sámi ?
Les Sámi sont un peuple nomade habitant les régions du nord de la Norvège, la Suède, la Finlande et la Russie. Leur répartition recouvre un territoire similaire à la superficie de l’Allemagne qu’ils revendiquent sous l’appellation Sapmí. Ils sont reconnus par les Nations Unies comme le seul peuple autochtone de l’Union Européenne.
À l’instar des autres communautés indigènes, les Sámi ont été marqués par la colonisation et l’évangélisation. La Norvège ne fut pas épargnée par les politiques d’assimilation culturelle entamées jusqu’au milieu du XXème siècle.
En 1986, le Conseil Sámi déclare dans son programme politique : « Nous, les Sámi, sommes un seul peuple, uni dans notre propre culture, notre langue et notre histoire, vivant dans des régions que nous étions seuls à habiter, depuis les temps immémoriaux et jusqu’aux temps historiques ».
Aujourd’hui, les Sàmi de Norvège disposent de leur propre parlement et jouissent d’une certaine autonomie culturelle et politique, un pas en avant dans la réappropriation de leur identité mais qui n’exclut pas des divergences avec l’identité norvégienne dominante.
Les ethnologues Jarich Oosten et Cornelius Remie soulignent également la discordance entre les communautés sédentaires d’Europe du Nord et les nomades Sámi. Ces derniers sont rattachés culturellement au nord circumpolaire, avec une économie traditionnelle basée sur un mode de vie nomade, une organisation sociale malléable et horizontale où l’hégémonie n’a pas sa place, et une tradition shamanique bien imprégnée (Oosten & Remie 1999).
Le musicologue Stéphane Aubinet a consacré de nombreuses recherches sur les Sámi. Il rappelle que les contacts entre ce qui est aujourd’hui la région Sapmí et le reste de l’Europe ont été continus depuis la colonisation du nord de l’Europe qu’on situe à la fin du dernier Âge de Glace. Il cite la première référence aux Sámi connue dans la littérature, qui remonterait au philosophe et historien romain Tacite (58 – 120 ap. J.-C.) : ils sont désignés sous l’appellation Fenni dans son ouvrage La Germanie.
L’origine du peuple Sámi n’est pas clairement élucidée mais l’archéologue Knut Odner postule qu’ils n’auraient pas migré vers cette région en tant qu’un seul groupe ethnique homogène. Leur émergence serait davantage le résultat de relations entretenues avec les communautés voisines établies alors dans le sud de la Finlande et le long des côtes scandinaves. Celles-ci se seraient accoutumées à un mode de vie sédentaire structuré par une société hiérarchisée, tandis que les autres communautés auraient investi l’intérieur des terres en vivant de la chasse et formé ainsi les Sámi.
Bien qu’ils soient souvent associés aux éleveurs de rennes, les moyens de subsistance des Sámi ont toujours été diversifiés, notamment la pêche, la chasse et les activités agricoles. Il n’existe pas une seule et unique « base identitaire» pour les Sámi. En effet, leur assimilation aux diverses cultures nationales amène beaucoup d’entre eux à se considérer d’abord comme norvégiens, suédois ou finlandais, et Sámi ensuite. En outre, les mariages mixtes entre les différents groupes ethniques au sein des territoires Sámi ont généré une situation ethnique complexe dans laquelle il est difficile de trouver des origines ethniques distinctes et homogènes. Néanmoins, il existe des activités qui restent propres à l’identité Sámi. L’une d’entre elles est le yoik, un chant traditionnel indigène.
Le Yoik, un chant ancestral passionnant
Le yoik, parfois orthographié joik, consiste en de courtes mélodies accompagnées ou non de paroles, qu’on associe à un être (personne, animal) ou un lieu spécifiques. Le yoik est à la fois un nom et un verbe : le yoik en tant que chant et yoik en tant qu’action préformée par celui qui chante. Les Sámi marquent une distinction entre chanter et yoik (verbe), considérant ce dernier comme plus ancien et plus aligné avec les pratiques indigènes que la culture musicale occidentale. En effet, la distinction du yoik avec le chant se manifeste dans l’idée que les Sámi ne yoik jamais « à propos de… » mais yoik une personne, un paysage, un lieu…
La magie du yoik réside ainsi dans sa nature invocatrice, rendant possible la présence de l’être aimé ou de cette paisible forêt que les mélodies viennent esquisser comme une fresque auditive. Il semblerait que le yoik ai été utilisé jusqu’au XVIIIème siècle par les chamans Sámi lors de rituels sacrés et diffusé ensuite à une pratique du quotidien.
Le yoik est un des aspects les plus connus de la culture Sámi qui a subi au fil des siècles moult censures et répressions par les autorités coloniales et l’Eglise.
Tantôt méprisé en tant que chant qui serait dépourvu de musicalité, tantôt associé à une tradition païenne, le yoik a longtemps fait l’objet de condamnations par la communauté chrétienne présente (on était considéré comme pécheur si on pratiquait le yoik) et a suscité la honte au sein même des Sámi. Ainsi, le yoik était exclusivement chanté dans l’intimité des oreilles initiées.
En effet, une autre spécificité du yoik vient détonner avec les formes musicales dominantes en occident : ses mélodies pentatoniques. En se basant sur cette distinction musicale et la singularité du langage utilisé pour yoik, l’Église a défini le yoik comme le langage du diable et des chercheurs considéraient cette tradition comme essentiellement inférieure.
Les Sàmi d’aujourd’hui revendiquent ces différences culturelles et idéologiques, portés par un élan de restauration de leur dignité que l’on retrouve notamment dans le milieu académique.
La chercheuse maori Linda Tuhiwai est reconnue pour son ouvrage Decolonising Methodologies Research and Indigenous Peoples (1998), où elle souligne la place centrale de la recherche dans le processus de colonisation puisqu’elle justifie la notion du savoir et relègue systématiquement les indigènes à la figure de « l’autre ». Elle ouvre la voie et invite les penseurs indigènes à l’autodétermination culturelle, à reconquérir leurs territoires de recherches et à devenir spécialistes de leurs propres épistémologies, sur la base de méthodes d’enquêtes traditionnelles.
Linda Tuhiwai est citée par sa consœur Sàmi Vuokko Hirvonen, professeure à l’université Sàmi en Norvège où elle donne des cours sur la langue Sàmi et la littérature orale et écrite. Elle affirme que le yoik fait partie des travaux de recherches assignés à ses étudiants, dans une démarche de renouer avec l’Histoire de leur communauté et de leurs familles, visibiliser et rendre hommage à l’héritage des aînés.
Dans son ouvrage Sámi Musical Performance and the Politics of Indigeneity in Northern Europe (2013), l’ethnomusicologue Thomas Hilder rapporte une discussion avec l’une des plus renommées « yoikers » Sámi Mari Moine : « Le yoik vient d’une source primaire en connexion avec la nature. Comme avec d’autres traditions orales apparentées, tout est dans la manière dont on fait usage de la voix. Tandis que les traditions orales occidentales tendent à être descriptives et détachées de ce sur quoi elles chantent, la voix primaire est l’essence même de ce qu’elle chante. » (traduction libre de l’anglais)
Le musicologue S. Aubinet reprend la réflexion de Mari Moine sur cette qualité primaire du yoik et poursuit en affirmant que celle-ci repose sur les mélodies non-discursives (voire même non-sémiotiques) dont le pouvoir ne vient pas d’une capacité à transmettre un sens au monde mais plutôt à s’engager dans sa présence avec immédiateté.
Le yoik permet ainsi aux Sámi d’associer des mélodies à des éléments spécifiques du monde qui les entoure (une personne, un animal, un endroit) en ne faisant quasiment pas usage de paroles hormis des vocables dépourvus de sens linguistique qui n’en restent pas moins percutants et envoûtants.
Cette vision vient contraster avec l’approche académique traditionnelle où il est d’usage d’associer le savoir à un discours et suscite ainsi un certain scepticisme. On s’interroge alors dans le milieu : comment pourrait-on transmettre un savoir fiable et objectif à travers le chant, cantonné à l’émotionnel et au subjectif ? Certains musicologues ont tenté de présenter le yoik comme un langage musical quand d’autres se sont hasardés à déchiffrer sa grammaire. Toujours dans une posture « logocentrée », les anthropologues ayant étudié les chants traditionnels indigènes se sont habituellement focalisés sur les transcriptions textuelles et les interprétations littérales, en espérant y déceler des éléments de connaissance sur ces peuples. Dans cette perspective, la composante mélodique des chants n’était pas considérée comme une constituante à part entière interagissant avec le monde, mais comme un vecteur de transmission des mots.
Dans son article Meaning or presence? Ways of knowing of the Sámi yoik (2021) paru dans la revue American Anthropologist, S. Aubinet apporte quelques éléments contextuels pour expliquer cette propension à considérer le verbe au détriment de la musique. Ainsi, vers la fin de la Renaissance la culture musicale des élites européennes considérait le mot et la tonalité comme « toujours liés par nature » : chacun devant être entendu à égale mesure. Ce n’est qu’avec le développement de l’opéra aux XVIIème et XVIIIème siècles que les paroles se distancièrent de leurs harmonieuses mélodies, en parallèle de l’émancipation de la musique instrumentale. S. Aubinet cite le musicologue Gary Tomlinson pour qui la séparation entre les paroles et la musique reflétait l’émergence de la subjectivité moderne et préfigurait la philosophie Kantienne : la musique révèlerait la véritable nature d’un personnage d’opéra, tandis que les mots seraient trompeurs.
La puissance du yoik est encore une fois illustrée dans l’article de S. Aubinet cité précédemment, où l’environnement est appréhendé en terme de présence plutôt qu’en terme de signification. Ainsi, le yoik s’inscrit dans une dimension spatio-temporelle : rendre présent le passé (un proche perdu) mais également ce qui est à distance (un paysage lointain). L’expérience de pensée peut amener à nous emmêler dans nos chordes vocales, tant cela paraît inhabituel. Mais là encore S. Aubinet réussit à nous donner un aperçu du yoik quand la magie opère, au travers de témoignages. Car qui mieux que les principaux concernés, les yoikers, pour retranscrire cette expérience?
Il cite Ánte Mihkkal Gaup, un yoiker renommé et professeur à l’Université Sàmi, qui répond à la question « qu’est-ce qu’on ressent quand on yoik ? » de manière suivante : « C’est une chose joyeuse de yoik. Je le vis comme une bonne chose, surtout si j’ai un public qui apprécie d’écouter. Mais même si je suis seul et que je veux évocer un ami ou décrire un espace naturel et lui rendre hommage à travers le yoik, alors je suis l’hommage et j’en suis satisfait. » (traduction libre de l’anglais). Interrogé également sur ce que cela peut signifier d’interagir avec la présence d’éléments lointains par le yoik, il affirme : « Lorsque je veux visiter un endroit particulier dans la nature, comme une rivière spectaculaire ou une montagne saisissante, je voyage vers cet endroit dans mon esprit. On arrive là-bas, on voit l’endroit par nous-mêmes, et d’une certaine manière, on y est. ». Ainsi, le yoik serait un voyage intérieur permettant « une certaine affinité avec ce lieu ».
Cette manifestation s’appliquerait aussi aux animaux et personnes dont le yoik assurerait leur présence et parfois même la capacité de les entendre ou percevoir par le yoiker. Le témoignage d’une yoiker retranscrit par l’ethnologue Ingrid Hanssen sur la perte de ses deux proches “NN” et “XX” l’illustre de manière édifiante : « C’était beaucoup plus difficile de gérer la mort de NN que celle de XX, parce que je pouvais yoik XX, mais pas NN. J’ai constamment yoik XX. Chaque fois que je conduisais ma voiture, je l’ai yoik. Tandis que NN, ce chagrin, j’ai dû le traiter en parlant. J’ai des enfants et nous avons beaucoup parlé ensemble, et j’ai probablement autant parlé parce que NN est mort et que je ne pouvais pas le yoik. ».
Ce n’est que lorsqu’une de ses amies finit par créer un yoik pour ce « NN » qu’elle parvient à faire son deuil. Cette anecdote souligne encore une fois le clivage entre le yoik qui manifeste la présence de l’être aimé et le langage qui se révèle ici moins puissant pour exaucer ce souhait de présence tangible. Seul le yoik semble efficient pour invoquer les personnes et ressentir leur présence durant ces interludes mélodieux.
Selon la tradition du yoik, celui-ci provient directement du sujet qu’il invoque. Cela pourrait expliquer une anecdote d’un berger Sàmi qui aurait improvisé des yoik dans un lieu inconnu et aurait retrouvé les mêmes mélodies jouées par la population locale.
En effet, certains animaux sont considérés comme ayant la capacité de « comprendre » le yoik dont ils sont les sujets. Le renne, en particulier, est réputé pour apprécier écouter son yoik. Ainsi, être compris par les animaux serait « l’ultime applaudissement que l’on puisse obtenir en tant que yoiker ».
Un autre témoignage sur les liens étroits entre animaux et yoikers vient étayer cette dimension de manière immersive :
« Pendant des siècles, mon peuple a vécu en contact étroit avec la nature, et cela m’a imprégné d’une manière que je ne peux ni ne veux effacer. Les mélodies ont été saisies dans les entrailles du plateau du Finnmark. Combien de fois ai-je essayé de chanter une « chanson civilisée » alors que j’étais assis sur un traîneau à rennes dans la toundra, mais combien cela me paraissait misérable et insensé ; c’était comme si cela ne convenait pas aux paysages. Ça appartenait à un monde inconnu. Si j’avais yoik, eh bien, je ne me serais pas simplement éveillé, mais d’une manière ou d’une autre, chaque buisson affaissé, chaque petite colline ondulante, tout dans la nature se serait éveillé et joint à mes côtés. Le renne dresserait les oreilles et lèverait la tête, accélérant la cadence. Le battement de ses sabots maintenant le rythme. À chaque pause dans le yoik, ce serait comme si la nature criait : « yoik, yoik – c’est notre chanson, yoik autant que tes poumons peuvent le supporter », et nous serons unis dans le yoik. » (traduction libre de l’anglais).
Enfin, lorsqu’un yoik est jugé beau, le mérite ne revient pas à celui qui pratique le yoik mais au sujet qu’il invoque. Une artiste Sàmi affirme « Si je yoik quelqu’un et que le yoik est très beau, ce n’est pas parce que je suis douée pour créer des yoik, c’est parce que cette personne est belle ».
Les Sàmi, seul peuple autochtone d’Europe, nous ouvrent une porte de plus sur le monde du vivant en nous invitant à nous reconnecter à nos mondes intérieurs, lieux de tous les possibles. Le yoik est un héritage précieux parmi tant d’autres, qui nous fait voyager au-delà du langage et s’affranchir des frontières du temps. Le yoik nous montre que l’homme et la nature peuvent coexister en harmonie sur une même partition, à condition de bien tendre l’oreille.
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