En 1976, Valerio Zurlini prend le pari incroyable de traduire enfin en images Le désert des Tartares, avec un casting de rêve : Jacques Perrin, Vittorio Gassman, Max von Sydow, Laurent Terzieff, Jean-Louis Trintignant, Philippe Noiret, Fernando Rey, Helmut Griem, Francisco Rabal… Incroyable car il se passe finalement peu de choses dans ce récit philosophique d’un groupe de militaires cantonnés dans un fort du bout du monde (Bastiani dans le livre et non Belonzio) et attendant l’arrivée de l’ennemi. Zurlini s’est même payé le luxe de faire disparaître quelques épisodes et personnages du roman, telle la fiancée du héros (à peine aperçue au début du film). Dans le livre, et cela arrive aussi dans À l’ouest rien de nouveau d’Erich Maria Remarque, le personnage central a en horreur sa situation (le front de la guerre de 14-18 pour l’un, le fort Bastiani pour l’autre). Mais, quand il revient en ville, il s’ennuie et n’a qu’une envie, repartir : au front ou au fort. Ce personnage clef du Désert des Tartares, c’est le le lieutenant Drogo, incarné par Jacques Perrin, par ailleurs producteur du film.
Zurlini choisit de ne se concentrer que sur les militaires. Aucune femme ici, aucune éventualité d’amour, contrairement à la chanson de Brel où Zangra, en présence des femmes, parle de ses chevaux quand elles lui parlent d’amour, jusqu’au moment où il commencera à parler d’amour et elles, de ses chevaux. Certes, dès le générique, Zurlini nous montre en quelques plans Drogo avec sa mère et sa fiancée. Il les quitte le cœur léger, prêt à foncer vers son destin. Du seul retour de Drogo à la ville, pour raccompagner le corps d’Amerling, Zurlini ne filmera que la visite au général.
Écrit par André G. Brunelin et Jean-Louis Bertuccelli, le traitement de Zurlini est une réussite d’autant plus forte que le cinéaste italien a eu le génie de trouver le lieu approprié pour installer tous ses soldats : la magnifique citadelle de Bam, en Iran, malheureusement détruite par un séisme en 2003. Ce décor, les murailles, la ville en ruines à leur pied, le désert autour et les montagnes enneigées, est sans aucun doute le personnage central du film.
Le désert des Tartares s’ouvre sur le jeune Drogo qui part vers Bastiani pour sa première affectation. Rien n’est daté ni localisé précisément mais on pourrait être à la fin du XIXe siècle dans l’empire austro-hongrois. Drogo va vite faire connaissance avec l’état-major du fort (et l’on admirera le casting impeccable réuni par Zurlini) : Vittorio Gassman détient le grade suprême dans la forteresse, Giuliano Gemma en est le commandant et Fernando Rey un vieux colonel cacochyme tenant à peine debout. Sous leurs ordres, on reconnaît Max von Sydow, Laurent Terzieff, Helmut Griem et le médecin Jean-Louis Trintignant. La vie s’écoule, avec son cérémonial (les repas du soir), son emploi du temps réglé (les manœuvres, les sorties) et ses événements inattendus, de la visite d’un général (Philippe Noiret) au soldat qui a récupéré un cheval et veut revenir au fort. Cet acte aura des conséquences fortes, décrites dans le détail comme pour mieux confirmer la bêtise de l’armée.
Fidèle à Buzzati, Zurlini traite de l’ambition, de l’attente, de l’ennui, de la vie perdue et en profite pour critiquer l’armée et son manque de perception et de modernité. De toutes ces séquences, Luciano Tovoli livre des images très belles. Le chef op’ n’oubliera visiblement pas cette expérience : quand sept ans plus tard, en 1983, pour le seul film qu’il réalise (Le général de l’armée morte), il va chercher un scénario du côté d’Ismaïl Kadaré (un écrivain aussi inadaptable que Buzzati), planter sa caméra dans les montagnes d’Albanie et faire défiler devant elle des militaires tout aussi prestigieux (Mastroianni, Piccoli, Sergio Castellito, Gérard Klein). La frontière est un autre grand thème traité par le roman et le film. Cette ligne de partage que le fort est censé surveiller, que nul ne peut franchir alors que personne n’est là pour le voir, que représente-t-elle exactement ? Ce qui nous sépare du mythe, de l’inconnu ? Qui nous laisse dans cet état humain si ennuyeux et si angoissant, métaphysiquement parlant ?
En lisant Le désert des Tartares, en regardant le film, comment ne pas penser à Kafka et à son personnage qui fait l’ouverture du Procès (1962) d’Orson Welles ? Devant la grande porte de la Loi, un homme veut entrer. Le gardien lui refuse l’accès et lui explique qu’il n’a aucune chance de passer. L’homme vieillit patiemment devant la porte et fait tout pour entrer mais le gardien ne cède pas. Devenu un vieillard, mourant, il fait signe au gardien qui s’approche. Si la Loi est accessible à tous, demande-t-il, pourquoi personne ne s’est jamais présenté devant la porte ? Parce que nul autre n’aurait pu franchir ce portail, il n’était destiné qu’à toi, répond le gardien.
La logique de cette histoire, rappelle la voix-off d’Orson Welles, est la logique d’un rêve. Ou d’un cauchemar.
Bercé par la belle musique mélancolique d’Ennio Morricone, Le désert des Tartares est un cauchemar, celui d’une vie perdue à attendre un mythe, l’ambition d’un avenir glorieux, la mort sans doute. Et, lorsqu’elle arrive enfin, tandis que pour d’autres elle est délivrance (c’est le cas d’Amerling), elle surprend encore celui qui pense que son destin n’est pas tout à fait accompli alors qu’il est déjà loin derrière lui.
Jean-Charles Lemeunier
Au fort de Belonzio qui domine la plaine
D'où l'ennemi viendra qui me fera héros
En attendant ce jour je m'ennuie quelquefois
Alors je vais au bourg voir les filles en troupeaux
Mais elles rêvent d'amour et moi de mes chevaux
Au fort de Belonzio qui domine la plaine
D'où l'ennemi viendra qui me fera héros
En attendant ce jour je m'ennuie quelquefois
Alors je vais au bourg voir la jeune Consuelo
Mais elle parle d'amour et moi de mes chevaux
Au fort de Belonzio qui domine la plaine
D'où l'ennemi viendra qui me fera héros
En attendant ce jour je m'ennuie quelquefois
Alors je vais au bourg boire avec Don Pedro
Il boit à mes amours et moi à ses chevaux
Au fort de Belonzio qui domine la plaine
D'où l'ennemi viendra qui me fera héros
En attendant ce jour je m'ennuie quelquefois
Alors je vais au bourg voir la veuve de Pedro
Je parle enfin d'amour mais elle de mes chevaux
J'ai quitté Belonzio qui domine la plaine
Et l'ennemi est là, je ne serai pas héros